Lorsqu’une espèce protégée se situe dans le périmètre ou à proximité d’une opération de construction, le projet peut tomber à l’eau ! En effet, la législation relative aux espèces protégées et à leurs habitats, fixée aux articles L. 411-1 et L. 411-2 du Code de l’environnement, fixe un principe d’interdiction d’y porter atteinte. Toutefois, il est possible, pour les porteurs de projet, d’obtenir une dérogation à ce principe si trois conditions cumulatives sont réunies : la dérogation ne nuit pas au maintien des espèces dans un état de conservation favorable dans leur aire de répartition naturelle ; il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et le projet répond à une raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM). Cette dernière condition est souvent celle qui est difficile à remplir pour les porteurs de projet. La décision du 29 janvier 2025 du Conseil d’État précise qu’un projet de construction de logements sociaux peut se voir reconnaître cette raison impérative d’intérêt public majeur.
Titulaires de permis de construire portant sur la construction de trois bâtiments comprenant 60 logements locatifs sociaux et 18 logements en accession à la propriété délivrés le 24 février 2016, les sociétés Batigère Habitat et Batigère Maison familiale déposent, compte tenu de la présence de salamandres tachetées – espèces protégées – à proximité du site d’implantation du projet, une demande de dérogation au régime de protection des espèces protégées. Le préfet de Meurthe et Moselle les autorise à déroger par deux arrêtés du 16 novembre 2018.
L’association « La salamandre de l’Asnée » demande au Tribunal administratif de Nancy d’annuler les arrêtés de dérogation, lequel fait droit à cette demande. La Cour administrative d’appel de Nancy rejette, par un arrêt du 28 septembre 2023, l’appel formé par les deux sociétés et précise en l’espèce que « l’intérêt public de la construction de logements sociaux ne répond pas à une raison impérative d’intérêt public majeur » après avoir rappelé les conditions cumulatives nécessaires à l’obtention d’une telle dérogation et les prescriptions de l’article 3 de l’arrêté du 8 janvier 2021 fixant la liste des amphibiens et des reptiles protégés sur l’ensemble du territoire et les modalités de leur protection. En d’autres termes, la construction de logements sociaux ne remplit pas automatiquement la condition de raison impérative d’intérêt public majeur dans le cadre d’une demande de dérogation à l’interdiction de détruire des espèces protégées nécessaire à la mise en œuvre desdits logements. [Lire notre actualité]
La société Batigère Habitat se pourvoit en cassation.
Selon les juges de la Haute juridiction, la Cour administrative d’appel de Nancy a inexactement qualifié les faits de l’espèce en considérant que le projet ne répondait pas à une RIIPM au motif qu’il n’était pas nécessaire à la date des arrêtés litigieux pour permettre à la commune d’atteindre ses objectifs d’intérêt public d’aménagement durable et de politique du logement social et qu’il n’était pas démontré que le secteur auquel appartient la commune de Villers-lès-Nancy connaîtrait une situation de tension particulière dans ce domaine.
En effet, le Conseil d’État effectue une analyse fine du taux de logements sociaux sur la commune sur les dix dernières années et observe qu’il est structurellement inférieur à l’objectif de 20 % fixé par le législateur et l’un des plus faibles de la métropole du Grand-Nancy, et que de surcroît les objectif fixés par la loi en termes de logements locatifs sociaux constituent « des seuils à atteindre et non des plafonds ».
Nicolas Agnoux, rapporteur public, souligne dans ses conclusions que « l’intérêt public qui s’attache à la construction de logements sociaux ne nous paraît pas se prêter à une approche pointilliste à court terme, et un léger dépassement du seuil légal à “l’instant T” faire obstacle à la reconnaissance de la RIIPM ».
Ainsi, compte tenu de son objet, l’opération de construction de logements sociaux peut revêtir une raison impérative d’intérêt public majeur au sens des dispositions de l’article L. 411-2 du Code de l’environnement, ce qui est le cas en l’espèce. Cette décision s’inscrit dans la lignée jurisprudentielle du Conseil d’État, qui a reconnu cette RIIPM (CE 3 juillet 2020, n° 430585) à la réalisation d’un éco-quartier de mille logements favorisant la mixité sociale et visant à répondre aux besoins en logements constatés à Besançon (Conclusions M. Nicolas Agnoux).
CE 29 janvier 2025, n° 489718, Batigère