La Cour de cassation apporte dans un arrêt du 18 janvier 2023 des précisions utiles sur la servitude par destination du père de famille. (…) L’arrêt commenté s’intéresse spécifiquement à la condition liée à l’absence de stipulation contraire au maintien de la servitude dans l’acte de division.
Cette servitude suppose que les fonds actuellement divisés aient appartenu à un propriétaire unique qui avait réalisé un aménagement ayant pour effet d’affecter l’une des parties de son fonds à l’autre et qui aurait été constitutif d’une servitude si les fonds avaient appartenu à deux personnes distinctes, par exemple, un chemin d’accès (article 693 du Code civil). La cession de l’une des parties du fonds ou des deux parties à des personnes distinctes transforme l’aménagement qui a été maintenu en servitude, de sorte que l’une des parcelles reste grevée au service de l’autre, à la condition toutefois – lorsqu’il s’agit d’une servitude discontinue – qu’il y ait des signes apparents de la servitude et que l’acte opérant division des fonds ne prévoit pas de disposition contraire à son maintien (Cass. civ. 3ème , 24 novembre 2004, n° 03-16.366 ; Cass. civ. 3ème, 23 mars 2022, n° 21-11.986).
L’arrêt commenté s’intéresse spécifiquement à la condition liée à l’absence de stipulation contraire au maintien de la servitude dans l’acte de division.
En l’espèce, une société était initialement propriétaire d’un fonds unique sur lequel se trouvait un passage permettant d’accéder à plusieurs endroits de ce dernier. Ce fonds fit l’objet de plusieurs divisions à l’occasion notamment d’un retrait de parcelles au profit des consorts D. le 4 octobre 2002 mais aussi dans le cadre d’un acte d’échange du 3 septembre 2004 avec une copropriété riveraine.
A la suite de ces divisions, le passage se trouva situé sur une parcelle cadastrée section AH numéro 7 appartenant à une SCI et permettait d’accéder à une parcelle dépendant de la copropriété voisine ainsi qu’aux terrains des consorts D.
Un litige survint entre les riverains à la suite duquel la SCI entreprit des travaux de clôture du passage cadastré section AH numéro 7 qui empêchaient son utilisation par les propriétaires riverains. Dans ce contexte, les consorts D et la copropriété assignèrent la SCI en rétablissement du passage, invoquant à titre principal l’existence d’une servitude par destination du père de famille qui grèverait la parcelle AH numéro 7 au profit de leurs parcelles, et à titre subsidiaire l’existence d’un chemin d’exploitation.
La Cour d’appel d’Amiens débouta dans un arrêt du 2 novembre 2021 tant la copropriété que les consorts D.
D’une part, elle écarta l’existence d’une servitude par destination du père de famille grevant la parcelle section AH numéro 7 au profit du fonds de la copropriété au motif, notamment, que l’acte d’échange de 2004 comportait une clause dans laquelle les parties déclaraient qu’elles n’avaient personnellement conféré aucune servitude sur les immeubles cédés et qu’à leur connaissance il n’en existait aucune.
D’autre part, elle débouta les consorts D. de leur demande visant à faire constater l’existence d’une servitude par destination du père de famille grevant la parcelle AH numéro 7 au profit de celles appartenant aux consorts D. Les juges du fond considérèrent en effet que la servitude par destination du père de famille n’avait pu être constituée au profit de ces fonds qu’au jour de la division dont est issue la parcelle AH numéro 7, celle de 2004, date à laquelle les parcelles attribuées aux consorts D ne faisaient déjà plus partie du fonds.
Le syndicat des copropriétaires comme les consorts D se pourvurent alors en cassation.
Commençons par les seconds, qui furent les plus chanceux : leur pourvoi retint l’attention des hauts magistrats, qui censurèrent la Cour d’appel au motif que les conditions d’existence de la servitude par destination du père de famille s’apprécient au jour de la division des fonds concernés, soit en l’espèce le 4 octobre 2002, qui constitue la date de la division ayant eu lieu lors du retrait des parcelles attribuées aux consorts D.
Quant au syndicat des copropriétaires il considérait que la clause litigieuse constituait une clause de style qui ne pouvait être analysée en une stipulation contraire au maintien de la servitude. Pour aller dans son sens, il est vrai que la jurisprudence a par le passé pu retenir que la clause par laquelle l’ancien propriétaire déclarait n’avoir constitué aucune servitude sur le bien vendu était une clause de style qui n’empêchait pas la constitution d’une servitude par destination du père de famille (Cass. 3ème civ. 28 avril 2009, n° 08-15.404).
Néanmoins, la Cour de cassation ne retint pas cet argument et rejeta le pourvoi . Elle rappela que « la destination du père de famille ne vaut titre à l’égard des servitudes discontinues, en présence de signes apparents de la servitude lors de la division d’un fonds, que si l’acte de division ne contient aucune stipulation contraire à son maintien » et indiqua que la cour d’appel avait pu souverainement considérer que la clause de l’acte d’échange du 3 septembre 2004 opérant également division du fonds, qui prévoyait expressément l’absence de servitude sur les parcelles issues de ladite division ne constituait pas « une simple clause de style », mais une stipulation contraire au maintien d’une servitude de passage par destination du père de famille.
La position de la Cour de cassation s’inscrit dans le prolongement d’une décision rendue il y a quelques années dans laquelle la Haute Juridiction avait approuvé les juges du fond d’avoir retenu que la clause de l’acte de division « indiquant qu’il n’avait été créé ou laissé créer aucune servitude sur l’immeuble vendu » constituait une stipulation contraire à l’existence d’une servitude de passage par destination du père de famille (Cass. 3ème civ. 6 septembre 2018, n° 17-21.527). Cet arrêt était d’ailleurs visé par la Cour d’appel lorsqu’elle indiquait que la clause relative aux servitudes de l’acte du 3 septembre 2004 ne constituait pas « une simple clause de style » mais « une stipulation contraire à l’existence d’une servitude de passage par destination du père de famille ».
Ainsi, une clause que l’on retrouve pourtant fréquemment dans les actes peut faire échec à l’article 694 du Code civil. Gare donc à la rédaction des clauses relatives aux servitudes dans les actes opérant la division de fonds !
On mentionnera enfin que la copropriété n’est pas repartie bredouille de cette affaire, la Cour de cassation ayant approuvé son raisonnement relatif à la qualification d’un chemin d’exploitation.