La récente et très remarquée décision « Commune de Ramatuelle », rendue par le Conseil d’Etat le 28 mars dernier* est l’occasion de revenir sur les raisons qui peuvent permettre la remise en cause d’un contrat administratif dans le cadre d’un recours en contestation de validité du contrat à l’occasion du recours d’un tiers.
Cette voie de recours créée par la fameuse jurisprudence « Tarn et Garonne » (CE, Assemblée, 4 avril 2014, n° 358994, Rec. p. 70) permet à « tout tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles ». Ce recours se substitue à celui défini par l’arrêt « Tropic Travaux signalisation » (CE 16 juillet 2007, n° 291545, Rec. p. 360) s’agissant des concurrents évincés.
Loin de se cantonner au secteur traditionnel de la commande publique, le recours Tarn et Garonne a également vocation à s’appliquer à tous les autres contrats administratifs : convention d’occupation du domaine public, convention de projet urbain partenarial, convention de portage foncier entre une commune et un EPF, et plus largement, tout contrat administratif par qualification de la loi ou par application des critères jurisprudentiels (clauses exorbitantes du droit commun, etc.).
Cette action est en principe ouverte à une grande variété d’acteurs :
- membres de l’organe délibérant de la collectivité contractante,
- Préfet,
- contribuable local (CE 27 mars 2020, n° 426291) si les incidences financières du contrat sont susceptibles de peser significativement sur les finances ou le patrimoine de la collectivité,
- riverain d’un projet ou d’une zone faisant l’objet d’une concession d’aménagement,
- associations,
- groupements professionnels,
- usagers des services publics,
- ou encore les concurrents évincés et ceux qui auraient eu intérêt à conclure le contrat. A ce dernier titre, il convient de rappeler que la mise en concurrence opérée doit toutefois aboutir à la conclusion d’un contrat administratif pour que les candidats non retenus puissent exercer un recours « Tarn et Garonne » (contrat de la commande publique conclu par une personne publique, contrat d’occupation du domaine public, etc.). A l’inverse, en présence, par exemple, d’un appel à projets débouchant sur une vente d’un immeuble d’une collectivité territoriale, le recours contre le contrat devant le juge administratif sera exclu car les ventes sont des contrats de droit privé de la compétence du juge judiciaire.
La liste de requérants potentiels est donc pléthorique mais, en réalité, seuls le représentant de l’État dans le département et les membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné, ont intérêt à agir es qualité.
Les autres tiers ne peuvent invoquer que des vices en rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office. Plus précisément encore, le tiers agissant en qualité de concurrent évincé de la conclusion d’un contrat administratif ne peut ainsi invoquer, outre les vices d’ordre public, que les manquements aux règles applicables à la passation de ce contrat qui sont en rapport direct avec son éviction. C’est par ce prisme d’analyse que le juge administratif contrôle drastiquement l’intérêt à agir des requérants.
Les faits de l’affaire « Commune de Ramatuelle » permettent d’illustrer très concrètement cette problématique. En l’espèce, la société Sud Est s’était portée candidate à l’attribution du contrat de sous-concession du service public balnéaire relatif au lot n° H3d de la plage de Pampelonne mais n’avait pas été invitée à participer à la phase de négociation après que son offre initiale ait été classée en quatrième position, derrière celles des sociétés Tropezina Beach Developement, Rama et Nana figurant quant à elles sur le podium. Le contrat avait finalement été conclu le 19 octobre 2018 entre la commune de Ramatuelle et la société Tropezina Beach Development. L’avis d’attribution de ce contrat avait ensuite été publié le 6 décembre 2018.
Saisi le 6 février 2019 par la société Sud-Est, concurrente évincée, le tribunal administratif de Toulon a décidé, en décembre 2020, la résiliation du contrat de sous-concession conclu entre la commune et la société Tropezina Beach Development. La cour administrative d’appel de Marseille, par un arrêt du 27 juin 2021, a confirmé, après évocation, la résiliation, à compter du 30 septembre 2021. La société Tropezina et la commune de Ramatuelle se sont ensuite pourvues en cassation devant le Conseil d’Etat.
Le juge administratif suprême considère à son tour que le fait, pour la personne publique, d’avoir conclu le contrat avec la société Tropezina Beach Development dont la candidature aurait dû être écartée comme incomplète, puisque l’essentiel des champs de l’imprimé « DC1 » (formulaire type de déclaration du candidat à un marché public) produit par cette société n’était pas rempli, constitue un vice entachant la validité du contrat, qui n’était pas susceptible d’être régularisé devant le juge et que « eu égard à la portée de ce manquement au règlement de la consultation, ce vice ne permet pas la poursuite de l’exécution du contrat et justifie la résiliation de celui-ci ».
En effet, dans la mesure où les trois offres des sociétés Tropezina Beach Developement, Rama et Nana ont été admises à participer à la phase de négociation, la société Sud-Est arrivée juste derrière en 4ème position a ainsi été privée d’une place en phase finale de la consultation, qui lui aurait offert une opportunité de remporter le contrat.
Les conclusions de la rapporteure publique Mireille le Corre, disponibles sur Ariane Web, nous apprennent qu’en l’espèce, « le règlement de la consultation n’imposait pas l’admission d’un nombre minimal de candidats à la négociation avec la commune et seules deux offres auraient ainsi pu être admises ». Cet élément aurait pu jouer en défaveur de la société requérante puisqu’il n’était donc pas acquis qu’un nombre prédéterminé de candidats participe à la phase de négociation. Toutefois, dans la mesure où trois offres ont été admises, la société Sud-Est pouvait légitimement penser que si une de ces offres ne l’avait pas été, elle aurait, quant à elle, pu participer aux négociations.
Le juge considère donc que la société requérante est lésée dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par la passation du contrat, ce qui permet une nouvelle fois d’illustrer le caractère éminemment subjectif du contentieux « Tarn et Garonne », puisqu’un même moyen pourra ou non prospérer selon la qualité du requérant qui l’invoque et les caractéristiques concrètes de chaque affaire. Le concurrent évincé doit non seulement être susceptible d’avoir été lésé, mais l’avoir été effectivement par les règles de publicité et de mise en concurrence (voir en ce sens RJEP 2014, note J.-F. Lafaix, comm. 31, sur l’arrêt « Tarn et Garonne »). Il y a d’ailleurs fort à parier qu’en l’espèce, si la société Sud-Est avait vu son offre classée au-delà de la 4ème place, elle n’aurait pas pu se prévaloir d’un intérêt lésé suffisant pour contester la validité du contrat attribué à la société Tropezina.
La décision « Commune de Ramatuelle » permet également d’éclairer la question de la nature du vice invocable et de ses conséquences en termes de résiliation du contrat.
Pour mémoire, il appartient au juge du contrat, lorsqu’il constate l’existence de vices entachant la validité du contrat, d’en apprécier l’importance et les conséquences, selon les termes de la jurisprudence Tarn et Garonne.
Ainsi, il revient au juge, après avoir pris en considération la nature de ces vices, soit de décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible, soit d’inviter les parties à prendre des mesures de régularisation dans un délai qu’il fixe, sauf à résilier ou résoudre le contrat ; qu’en présence d’irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l’exécution du contrat, il lui revient de prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, soit la résiliation du contrat, soit, si le contrat a un contenu illicite ou s’il se trouve affecté d’un vice de consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d’office, l’annulation totale ou partielle de celui-ci ; qu’il peut enfin, s’il en est saisi, faire droit, y compris lorsqu’il invite les parties à prendre des mesures de régularisation, à des conclusions tendant à l’indemnisation du préjudice découlant de l’atteinte à des droits lésés.
Saisi d’un recours en contestation de validité d’un contrat, le juge du plein contentieux dispose donc d’une très large palette de pouvoirs destinée à réserver l’anéantissement du contrat (résiliation pour l’avenir ou annulation rétroactive) aux situations exceptionnelles, l’objectif étant de « sauver le contrat » chaque fois que cela sera possible.
Dans l’affaire « Commune de Ramatuelle », la société Tropezina Beach Development a produit un imprimé DC1 dont la majorité des champs n’était pas rempli et qui n’était pas signé. Sa candidature était, dès lors, incomplète et aurait dû être écartée, sauf à faire l’objet d’une demande de régularisation, en application des dispositions du II de l’article 23 du décret du 1er février 2016 alors applicables. Ces dispositions, désormais codifiées à l’article R. 2144-2 du Code de la commande publique prévoient en effet que « L’acheteur qui constate que des pièces ou informations dont la présentation était réclamée au titre de la candidature sont absentes ou incomplètes peut demander à tous les candidats concernés de compléter leur dossier de candidature dans un délai approprié et identique pour tous ».
En l’espèce, la Commune n’avait pas estimé utile d’en passer par cette étape de demande de complément sur les dossiers de candidature. Si comme on l’a vu, les règles de la commande publique n’imposent pas de demander aux candidats de compléter leur dossier (CE 18 décembre 2020, Société Architecture Studio, n° 429768), si l’acheteur choisit de ne pas procéder à une régularisation, les candidats dont le dossier n’est pas complet ne doivent pas être admis à présenter une offre en procédure restreinte ou leur offre de doit pas être examinée en procédure ouverte (cf. Fiche DAJ, Ministère en charge de l’économie, L’examen des candidatures, page 15).
Ici, la Commune a méconnu cet impératif en conservant la société Tropezina Beach Development, dont le dossier demeurait incomplet, dans la course, puis en lui attribuant in fine le contrat. La procédure est donc bien entachée d’un vice. Toutefois, dans le cadre du recours en contestation de validité du contrat, le juge doit, au vu « des circonstances de l’espèce », décider si ce vice fait ou non obstacle à l’exécution du contrat. Et ce n’est qu’en présence d’une réponse positive à cette question qu’il examine le sort à réserver à l’irrégularité, soit la résiliation (pour l’avenir, le cas échéant avec effet différé) ou l’annulation (rétroactive).
Et c’est un autre intérêt de l’arrêt « Commune de Ramatuelle » que de considérer que « le vice entachant la procédure de passation du contrat et consistant à retenir une société dont la candidature ou l’offre aurait dû être écartée comme incomplète ne s’oppose pas nécessairement à la poursuite de l’exécution du contrat conclu avec cette société. Il incombe au juge saisi d’une contestation de la validité du contrat, au regard de l’importance et les conséquences du vice, d’apprécier les suites qu’il doit lui donner ».
Les éléments qui conduisent en l’espèce à annuler le contrat sont les suivants :
- le fait qu’il y ait méconnaissance des prescriptions du règlement de la consultation. En ce sens, le Conseil d’État confirme le caractère obligatoire de cette pièce dans toutes ses mentions, sauf si cette exigence se révèle manifestement dépourvue de toute utilité pour l’examen des candidatures ou des offres (CE 22 mai 2019, Sté Corsica Ferries n°426763 : déposer une version sur support numérique des dossiers de candidature n’était pas une formalité inutile, en raison notamment de ce qu’elle avait pour objet de permettre l’analyse des candidatures déposées dans des délais contraints.). A ce titre, le fait pour l’acheteur public d’imposer aux candidats la production d’un formulaire-type (voir déjà : CE 3 octobre 2012, Département des Hauts-de-Seine, n° 359921 ; CE 10 mai 2006, Syndicat intercommunal des services de l’agglomération valentinoise, n° 286644) trouve son utilité dès lors qu’elle permet une analyse rapide et exhaustive des dossiers reçus. Ce n’est donc pas une exigence de pure forme qu’il est possible de balayer d’un revers de main ;
- Le fait que cette irrégularité ne puisse être régularisée devant le juge, alors même que l’omission de ce formulaire était régularisable au stade la procédure de passation. Malheureusement, en terme de temporalité, la possibilité de régularisation de ce type d’omission devant le juge sera très rare en pratique puisque, par essence, le contentieux « Tarn et Garonne », à la différence du contentieux précontractuel, intervient nécessairement une fois que le contrat est conclu, donc plusieurs mois voire années après que l’irrégularité a été commise. Mais comme la construction même de cette voie de recours par le juge administratif visait à éviter une remise en cause trop systématique de l’exécution du contrat, le juge ne tirera pas les mêmes conséquences de toutes les irrégularité qu’il pourra avoir à connaître.
- Le fait que l’irrégularité soit d’une gravité suffisante. En effet, le formulaire DC1 est connu de tous les praticiens en ce qu’il permet au candidat de déclarer sur l’honneur ne pas entrer dans un des cas interdisant de soumissionner à un contrat de la commande publique et de certifier de la régularité de sa situation avec ses obligations fiscales et sociales, y compris en matière d’interdiction du travail dissimulé. En fournissant un formulaire très incomplet et non signé, sans que cette omission ait été « corrigée » au stade de l’examen des candidatures, l’irrégularité commise ne peut être considérée comme mineure et justifie la résiliation immédiate du contrat.
Mais dans d’autres cas, l’irrégularité d’un dossier de candidature n’entraînera pas nécessairement la résiliation du contrat. Le juge devra se déterminer au vu « des circonstances de l’espèce » et décider si le vice fait obstacle ou non à l’exécution du contrat. L’objectif de la jurisprudence « Tarn et Garonne » demeure, en confiant au juge la mission de rechercher autant que possible à préserver la stabilité des relations contractuelles.
Maïté Charbonnier
Lab Cheuvreux